A l’ère digitale et de l’économie collaborative, le modèle traditionnel de l’entreprise, vertical et compartimenté, se voit remis en cause. Fin de l’entreprise et du salariat ou fin de la hiérarchie, deux courants en vogue alimentent le débat sans proposer de véritables solutions. Pour engager l’entreprise dans une transition concrète et empirique, des voies de progrès sont possibles pourtant. En avançant sur plusieurs fronts et en changeant aussi la façon de changer. Panorama de ces évolutions.
L’entreprise, un modèle historique
Conçue sous la révolution industrielle pour permettre une production en masse au meilleur coût, l’entreprise est un modèle d’organisation traditionnellement vertical, fondé sur le principe de subordination du salariat et d’une organisation scientifique du travail. Le fonctionnement est hiérarchique, compartimenté et privilégie le contrôle des risques.
Ce modèle historique n’est pas resté figé. Les multiples évolutions ou sociales qui sont intervenues depuis ont obligé l’entreprise à adapter ses modes de management, pour gagner en souplesse et en réactivité, tout en impliquant davantage les salariés. Ceci s’est traduit par la mise en place de processus et d’outils de gestion de plus en plus précis et performants, tout autant que par le développement d’un management participatif visant à donner davantage la parole aux salariés. Les groupes d’expression, les cercles qualité, les communautés de pratiques ou le co-développement constituent quelques-unes des étapes successives d’un courant qui prospère depuis la moitié du 20ème siècle. La conduite du changement elle-même a progressé en s’appuyant un véritable corpus de méthodes et d’instruments, et en s’incorporant dès l’amont dans les démarches projet.
La transformation s’accélère
A l’ère du digital et de l’économie collaborative, ce chemin de progrès sera-il suffisant ? L’environnement économique et social évolue désormais avec une intensité et un rythme inédits. Agilité oblige, la transformation s’accélère, change de nature, et la façon de transformer elle-même est appelée à changer. Pour les entreprises, pour l’art du management, et le modèle même de l’entreprise, les voies d’évolution sont exigeantes, nombreuses et encore incertaines. Avec le risque d’un fonctionnement interne en décalage avec celui de la société qui l’entoure.
La raison de ce changement de rythme tient à l’apparition simultanée et convergente de plusieurs révolutions qui dessinent ensemble un fonctionnement de plus en plus horizontal, ouvert et décentralisé. Un fonctionnement qui entre en confrontation avec le modèle traditionnel de l’entreprise. La révolution digitale est la première d’entre elles. Elle affecte tous les secteurs, toutes les fonctions et tous les processus. Mais elle n’est pas seule. La dérégulation et la globalisation des marchés a fait naître un terrain de jeu économique non seulement immense, mais aussi, grâce aux nouvelles technologies, extrêmement compétitif et ultra réactif. La masse d’informations disponibles et connectées devient gigantesque, avec un niveau de densité et de complexité tel qu’il impose le recours à l’intelligence collective autant qu’à l’intelligence artificielle. Le partage de la connaissance – au travers des MOOC par exemple - et les progrès de l’éducation modifient également les attentes et les comportements des salariés qui aspirent à plus de participation et plus de liberté dans leur travail. Et même l’énergie – l’énergie renouvelable notamment – adopte un modèle plus décentralisé et interconnecté.
Lean management et pratiques collaboratives
La vie économique et sociale se transforme donc radicalement. Elle est à la fois plus globale et plus décentralisée, plus intense et plus collaborative. Pour s’y adapter l’entreprise suit deux voies divergentes. La première consiste à optimiser l’activité tout au long la chaîne de la valeur en développant des processus comme le Lean Management qui garantit une plus grande efficacité dans tous les domaines. L’autre consiste à développer le fonctionnement collaboratif, externe au travers de l’innovation ouverte, ou interne au travers des réseaux sociaux d’entreprise et des communautés de pratiques.
La tension entre ces deux mouvements, pilotage et contrôle pour l’un, ouverture et responsabilisation pour l’autre, illustre bien la difficulté très contemporaine qu’il y a à vouloir conjuguer efficacement la dimension verticale et la dimension horizontale du fonctionnement des organisations.
Fin de l’entreprise ou entreprise libérée ?
Défi surmontable ou impasse managériale ? Les deux courants de pensée aujourd’hui les plus en vogue cherchent à contourner l’obstacle en proposant une rupture radicale. Le premier, à caractère prospectif, prédit tout simplement la disparition du modèle de l’entreprise et avec lui du salariat. Avec à l’appui une redistribution des gains massifs de productivité engendrée par la révolution numérique sous forme de revenu contributif et la participation de tous à l’économie de la connaissance. Le second, qui lui s’incarne dans des exemples réels et actuels, propose un basculement du fonctionnement dans un « tout horizontal » par suppression de la hiérarchie et plus généralement des contraintes qui freinent l’engagement des salariés.
Quel que soit leur intérêt, ces deux approches n’apportent guère de solutions opérationnelles aux entreprises. La première supprime le problème plus qu’il n’apporte une réponse. L’observation par les chercheurs des entreprises libérées en particulier monte bien par ailleurs que ce modèle repose sur des conditions spécifiques liées notamment à la taille et l’homogénéité de l’organisation, la relation étroite avec le client, la stabilité de l’actionnariat, et l’existence d’un dirigeant charismatique. Son inspirateur français, Issac GETZ se refuse d’ailleurs de promouvoir des méthodes et démarches et s’en remet à la posture éclairée du leader. Un modèle peu instrumenté et difficilement transposable donc tel quel, particulièrement pour les grandes entreprises. Et qui peut même décourager tant, il semble inaccessible ou illusoire.
Des voies de progrès pour un fonctionnement hybride
Loin de la baguette magique, il existe pourtant des voies de progrès pour apprendre à articuler efficacement pilotage et coopération, c’est-à-dire logique verticale et logique horizontale.
L’évolution du management de la performance en est une. Dans un contexte de changement continu et de fonctionnement plus transversal, deux évolutions s’imposent. Adopter une périodicité plus courte, bimensuelle ou trimestrielle, plus en phase avec le rythme des affaires. Et, plus importante encore, prendre en compte voir même privilégier la dimension collective et coopérative.
La communication interne et le dialogue social en sont une autre. L’émergence de l’opinion dans l’entreprise est un phénomène récent, favorisé par les réseaux sociaux internes et externes. Ce mouvement bouscule le jeu traditionnel du dialogue social et peut déstabiliser les. Un phénomène que l’entreprise doit prendre en compte de façon offensive, en diversifiant ses canaux de communication, en renforçant son propre discours, en modernisant le dialogue social.
Le rôle du management de proximité est bien au centre de ces évolutions. Le manager de proximité est à la fois fragilisé par le mouvement de désintermédiation et le fonctionnement transversal et surchargé par une concentration de responsabilités de toutes natures. Plutôt que de chercher à en faire un surhomme, voué en réalité à l’épuisement, mieux vaut organiser autour de lui un écosystème facilitant, reliant entre eux et autour de lui les acteurs de l’action collective.
Ce ne sont là que quelques voies parmi d’autres. Le développement des compétences numériques, le renforcement de la fonction RH de proximité, l’apprentissage continu par l’activité, l’encouragement et le pilotage des communautés de pratiques, l’association des salariés à la définition de la stratégie sont d’autres voies de progrès, dans une démarche progressive et multidimensionnelle, c’est à dire systémique. Une démarche permettant à l’entreprise de s’engager dans une transformation profonde, une transition managériale d’une dimension équivalente à celle de la transition énergétique ou de la transition numérique.
Changer la façon de changer
Reste que se transformer ne suffit pas. Il faut aussi transformer la façon même de se transformer. Les méthodes de conduite du changement séquentielles et descendantes peuvent être pertinentes pour mener à bien un projet. Elles le sont moins pour gérer une transformation globale de grande ampleur. Là encore, l’impulsion et la coordination par « le haut » doit servir un changement de nature plus expérientielle, conduit « en bas » dans des conditions qui permettent tout autant de transformer que de se développer en transformant.