Une puissance inédite
La puissance est indéniable et inédite. La puissance de calcul évolue, selon la fameuse loi de Moore, de façon vertigineuse. L’informatique quantique prendra bientôt le relai pour franchir un nouveau seuil. Les objets connectés, la capacité d’apprentissage des machines, l’intelligence artificielle modifient la façon de décider et le rôle de l’homme dans cette décision. Le nombre et la variété des données qu’il est possible de stocker, de croiser, de traiter est indéfini, et bouleversera par exemple non seulement le marketing et la consommation, mais aussi la finance ou la médecine de demain.
Une portée universelle
Le numérique est universel. Il s’applique d’une manière ou d’une autre à toutes les activités, de façon directe ou indirecte. Tout ne se dématérialise pas, bien sûr. Mais même les activités les plus incarnées physiquement – l’agro-alimentaire, la production industrielle, le transport des biens et des personnes, les services à la personne etc. – sont affectées pour ne pas dire bouleversées par les technologies numériques. L’imprimante 3D en est une illustration connue pour ce qui concerne la fabrication. La géolocalisation, le traçage alimentaire, la vidéo à la demande, le cinéma numérique, la maquette numérique dans le bâtiment ou l’aéronautique, la surveillance médicale, les exemples sont légion qui rendent compte de l’intrusion – ou de l’effet transformant - du numérique dans tous les domaines. Au-delà des évolutions technologiques elles-mêmes, ce sont toutes les chaines de valeur qui sont modifiées par la technologie, les pratiques collaboratives qu’elle permet et encourage, et par les connexions de plus en plus nombreuses entre secteurs.
Un mouvement sans limites
Reste le mystère. Car ce qui nourrit la fascination pour le numérique, au-delà même de sa puissance, est que nous ne pouvons pas en percevoir les limites. L’homme sera bientôt augmenté (il commence déjà à l’être). Il gagnera en acuité visuelle, il restaurera son odorat, il bénéficiera d’une force démultipliée, il sera plus intelligent. Jusqu’à quel point ? Et avec quelles conséquences éthiques ou psychiques ? La machine devient intelligente, et apprend de plus en plus vite et de plus profondément en même temps qu’elle fonctionne. Elle est destinée à surclasser les humains, dans bien des domaines. Dans bien des domaines ou dans tous les domaines ?
Rien aujourd’hui ne permet objectivement de dire que l’homme sera dépassé partout par la machine[1]. Mais la conviction en est répandue pas les tenants du posthumanisme, dans ce qui évoque davantage la croyance ou l’idéolologie que le propos scientifique. Et nourrit en tous cas le mystère.
Le mythe des temps modernes
Pour ces trois raisons le numérique est omniprésent, et sans cesse raconté. Au sein des organisations, en occupant le discours stratégique, comme sur la place publique où il fait l’objet d’une production abondante. Or qu’est-ce qu’un mythe ? Selon la définition donnée par Wikipedia, un mythe est « une construction imaginaire (récit, représentation, idées) qui se veut explicative de phénomènes cosmiques ou sociaux et surtout fondatrice d'une pratique sociale en fonction des valeurs fondamentales d'une communauté à la recherche de sa cohésion ». Le mythe a donc une fonction anthropologique. Il fournit une explication, un sens partagé à des phénomènes qui sortent du champ de la compréhension immédiate.
En associant la réalité tangible et spectaculaire d’une technologie aux effets inédits, à une croyance de surpuissance quasi illimitée – de l’ordre du divin donc, car le destin même de l’humanité au sein du cosmos est questionné – le « récit » de la révolution numérique entretient une vision mythique qui dépasse de loin le périmètre de la technologie, de son observation et de son management.
Un mythe n’est ni faux ni inutile
Ceci n’est pas critiquable en soi, car cela relève de l’humain précisément, et possède son utilité. L’intention ici n’est donc pas ici de « démythifier », mais de prendre la mesure de l’effet que peut produire le mythe sur la perception des transformations en cours. La force, la fréquence, les arguments du discours digital sont tels qu’il obscurcit notre champ de vision, et tend à masquer d’autres phénomènes et tendances aussi importantes, qu’elles soient riches de promesses ou de menaces. L’arbre cache d’autant plus la forêt qu’il est imposant et sa croissance étonnante.
Ce risque est d’autant plus important que la révolution digitale a paradoxalement pour les dirigeants en même temps une dimension rassurante. Si son développement, dans le temps reste mystérieux, sa nature, elle, est bien connue. Le digital renvoie à la technologie, et la technologie à la science ou à l’industrie, tous domaines qui sont maitrisables et que l’on peut aborder avec des méthodes et des instruments éprouvés. Évoquer la quatrième révolution industrielle pour qualifier la révolution digitale, c’est la placer dans la ligne des révolutions qui ont façonné le monde d’aujourd’hui, l’entreprise d’aujourd’hui, et la pensée managériale d’aujourd’hui. Bâtir un « plan digital » cascadé de haut en bas, séquencé, traversé d’indicateurs, piloté comme un projet traditionnel, c’est perpétuer une approche industrielle de la transformation, quand tout indique que nous sommes entrés dans une époque post-industrielle.
Le mythe numérique est donc paradoxal. Suffisamment mystérieux pour faire rêver. Suffisamment concret pour rassurer. Une commodité managériale d’une certaine manière, qui a aussi pour effet de masquer la dimension systémique et la profondeur des transformations qui affectent l’entreprise et son environnement.
[1] Le dossier du journal Le Monde des Livres (13 septembre 2019) sur les ouvrages consacrés à l’Intelligence Artificielle, et notamment la revue Pouvoirs, n° 170, septembre 2019, Seuil, et Technofictions de Pierre Cassou Noguès, 2019, Cerf, met en évidence la « fable » que constitue la vision d’une IA forte, capable de reproduire un esprit ou une conscience par rapport à l’IA faible, dont le champ se limite aux simulations. L’IA forte révèlerait de « la profession de foi ».
Ce point de vue est partagé par Dominique Turcq dans son dernier ouvrage, Travailler à l’ère digitale, quel travail pour 2030, 2019, Dunod, qui évoque le « mythe de l’IA forte »