Comment concilier les dynamiques collaboratives portées par les réseaux sociaux et la nécessité d’un pilotage vertical des organisations ? Le développement de communautés de pratiques pilotées au sein d’un écosystème de gestion des savoirs apporte une réponse prometteuse, qui pourrait bien ouvrir la voie à un nouveau cycle managérial. Explications par Jean-Pierre Bouchez, président de PlaNet S@voirs et auteur de «L’entreprise à l’ère du digital», un ouvrage qui s’appuie sur une investigation approfondie auprès d’une trentaine de grandes entreprises.
Qu’est-ce qu’une communauté de pratique ?
De manière ramassée, les communautés de pratique réunissent de façon régulière des membres volontaires, dans un domaine donné, dans le but d’échanger des connaissances et de pratiques, dans un cadre et selon des normes définies. Ce sont Xerox et Schlumberger qui ont façonné de façon empirique ces communautés, qui ont pris naissance et se sont développées au cours des années 1990.
Y a-t-il un lien avec le Knowledge Management ?
Les communautés de pratique et le Knowledge Management sont les deux grandes familles de la gestion du savoir. Elles sont apparues à la même époque mais se sont souvent développées de façon parallèle, sans véritable articulation. Il est vrai que leurs objectifs initiaux ne sont pas exactement les mêmes. Le Knowledge Management vise à structurer, partager, capitaliser et développer des savoirs formels en vue de leur réutilisation. Les communautés de pratique, plus transversales, souvent greffées sur la base de réseaux sociaux d’entreprise au cours des années 2000, sont plus tournées vers la collaboration et l’échange interactif de contenus (vidéo, images, « belles histoires », etc.). L’échange social l’emporte ici sur la capitalisation.
Précisément, quel a été l’impact de la révolution digitale sur ces deux dispositifs ?
Dans leur première génération, ces deux formes de gestion du savoir ont rencontré chacune une limite importante, qui ont freiné leur développement. Le Knowledge Management « 1.0 », s’est révélé trop statique, cherchant davantage à stocker l’information qu’à la partager ou la susciter. Les communautés de pratique alors majoritairement « auto-organisées », et donc dénuées d’appui managérial, ne pouvaient diffuser leur contenu au-delà de leur cercle. Certaines eurent même tendance à se replier sur elles-mêmes, voire à se couper du reste de l’entreprise, dans ce que certains ont appelé une dérive communautaire, ou « paroissiale ». En outre, à l’inverse du Knowledge management, les communautés de pratique qui mettaient l’accent sur l’interaction ne cherchaient pas forcément à capitaliser, de sorte que leurs productions restaient « flottantes », fragmentées, et donc plus difficilement réutilisables. Une logique plutôt « stock » et formel dans un cas, plutôt « flux » et informel dans l’autre. Dans les deux cas la portée des travaux était limitée. La transformation digitale, et en particulier le déploiement des réseaux sociaux numériques d’entreprise, leur a permis de franchir un cap, avec un double effet. En s’appuyant sur les usages collaboratifs issus du web 2.0 elle a favorisé une approche plus dynamique du Knowledge management, privilégiant les flux d’informations autant que leur stockage. Elle a aussi favorisé une convergence et une combinaison entre les deux branches de la gestion du savoir favorisant l’émergence d’un écosystème dynamique.
Il semble que la révolution numérique ait eu moins d’effet sur les communautés de pratiques !
Elle a en effet permis d’intégrer les communautés de pratique avec le Knowledge Management, dans un nouvel écosystème commun qui contribue à les décloisonner. Mais en effet l’évolution des communautés de pratiques tient moins à la révolution digitale en tant que telle, même si elle facilite singulièrement le travail collaboratif, qu’à la mise en place concomitante d’une gouvernance pilotée. Il s’agit en réalité plutôt d’un saut de maturité supporté par le numérique. Pour sortir de l’impasse de communautés isolées, sans pour autant prendre le bénéfice d’un fonctionnement autonome, nombre de grandes entreprises mettent en effet en place dans les années 2000 une forme de gouvernance hybride, qui vise à concilier l’autonomie de fonctionnement et l’intégration dans l’entreprise. L’objectif de ces communautés de pratiques dites « pilotées » est d’orienter les activités selon les besoins de l’entreprise et les communautés, sous la forme de commandes par exemple, et de supporter leur activité en leur fournissant les ressources nécessaires, en échange d’un partage des résultats. Une approche subtile et équilibrée, de type gagnant-gagnant.
Quelles sont les principales caractéristiques de ces communautés de pratiques pilotées ?
Il n’existe pas de modèle idéal de gouvernance, mais trois caractéristiques essentielles peuvent néanmoins être dégagées de l’observation. L’existence d’abord d’un sponsor représentatif et légitime, issu si possible du Comex. Ce partenaire stratégique soutient la communauté, lui fournit des ressources, propose un thème ou passe une commande. De manière combinée, cette dernière peut prendre l’initiative d’une démarche de suggestion ou de proposition de collaboration communautaire vis-à-vis du sponsor. La désignation par ailleurs au sein de la communauté d’un animateur légitime (« community manager »), à tout le moins adoubé par le sponsor. Son rôle est d’impulser et d’encourager les échanges dans un esprit convivial, puis de structurer les activités. L’élaboration enfin en lien avec les parties prenantes d’une charte actualisée régulièrement, qui fixe les règles du jeu. En outre l’ensemble des communautés doivent être reliées entre elles au travers par exemple d’un comité de pilotage stratégique ou d’une instance centrale de coordination dans le cadre d’un programme ou d’un projet d’entreprise qui leur confère légitimité et sens.
Il existe sans doute aussi des contextes d’entreprise plus ou moins favorables…
Oui, en effet, à commencer par la nature de l’activité. Une entreprise de haute technologie aura généralement une forte appétence pour la gestion des savoirs, en raison de sa dimension stratégique. Mais les communautés de pratique se révèlent pertinentes dans nombre de secteurs et leur succès dépend d’autres facteurs. La culture de confiance comme la culture de collaboration favorisent la coopération comme la transmission des savoirs et le partage de pratiques. L’existence de structures organisationnelles souples et "responsabilisantes "est évidemment plus favorable que celle de structures formelles et "silotées".
Quelles sont les autres dérives et risques possibles ?
Il y en a essentiellement deux. La première est d’aller trop loin dans le pilotage ou l’intégration et de transformer les communautés de pratiques en groupes projet. L’on perd dans ce cas tout le bénéfice d’une dynamique communautaire. Entre la communauté autonome « hors-sol » et les groupes institutionnalisés qui reproduisent un fonctionnement hiérarchique, il y a un point d’équilibre à trouver. L’autre risque est de ne pas suffisamment capitaliser et structurer la production les contenus issus des communautés, et donc de perdre toute la valeur ajoutée pour l’entreprise. C’est là du reste que l’on trouve tout l’intérêt d’un lien renforcé entre les communautés de pratiques et le Knowledge management. La voie de progrès des communautés de pratiques, c’est de savoir ainsi structurer et capitaliser le savoir informel qu’elles produisent, notamment à travers le travail régulier de curateurs de contenus. La voie de progrès du Knowledge Management est d’ouvrir le capital de connaissance « stockée » au plus grand nombre et de diversifier les capteurs, selon des modalités de plus en plus interactives.
Cet écosystème de la gestion des savoirs, qui articule les dimensions horizontale et verticale du fonctionnement de l’entreprise ouvre-t-elle la voie à une nouvelle gouvernance d’entreprise ?
Nous observons aujourd’hui une profusion de dispositifs de contrôle et de process en tous genres, qui génèrent des effets pervers bien connus, en termes de stress ou de désengagement. Ceci traduit sans doute une forme d’épuisement du cycle managérial fondé sur un capitalisme financier parfois exacerbé. D’ores et déjà, des dirigeants éclairés ont saisi les bénéfices que leurs entreprises pouvaient retirer d’un accroissement de la « valeur collaborative » ainsi associée à cette ouverture vers un nouveau monde en partage. Un monde du « CO» (co-production, coopération, co-développement, etc.), basé sur plus de préemption de confiance, de réciprocité et de solidarité, qui rapportera plus qu’un monde fondé sur le seul contrôle abusif. Les communautés de pratique seront nécessairement appelées à jouer un rôle déterminant, dans ce que l’on peut qualifier alors de nouveau cycle managérial en émergence.