Le 6 juillet 1988 explose la plateforme pétrolière Piper Alpha dans la mer du Nord. Face à l’incendie gigantesque qui se propage, les 169 hommes présents sur la plateforme doivent faire un choix immédiat. Soit ils restent sur place en attendant un sauvetage aérien ; soit ils se décident à sauter dans l’eau glacée, avec une espérance de survie de moins d’une demi-heure. Seuls deux hommes choisissent la seconde option. Ils seront également les seuls à survivre. Tous les autres périront. C’est en écoutant le témoignage d’un des deux survivants que David Conner, consultant américain, élabore une des théories du changement devenues parmi les plus célèbres.
L’histoire désormais fameuse de la « burning platform » met en évidence la nécessité absolue de changer face à une menace d’ordre vital. D’accepter de se mettre en risque soi-même plutôt que d’attendre passivement qu’un autre vienne vous sauver. David Conner part de ce constant et inverse la proposition. Le changement est par nature inconfortable et redouté. Seule la prise de conscience d’une menace vitale peut le rendre acceptable. La méthode de conduite du changement en découle. Le partage d’un diagnostic sans appel constitue la première étape, déterminante, de toute transformation. Quitte à dramatiser les menaces… voire à les susciter ! Rupture technologique, développement de la concurrence, fin d’un monopole, perte de compétitivité, agressivité de nouveaux arrivants, les motifs sont nombreux et varient mais tous ont la même fonction. Rendre la menace perceptible et la nécessité du changement impérieuse et irréversible.
La menace perçue constitue le socle du processus de changement qui se déroule ensuite selon une succession d’étapes, aboutissant, in fine, à la réalisation de l’objectif poursuivi. Il s’agit d’un processus essentiellement réactif et défensif, à caractère linéaire et conclusif.
La conviction que le danger constitue le principal levier du changement ne date pas pour autant de la fin du 20ème siècle et n’est pas l’apanage de la sociologie des organisations. La résistance au changement est d’abord une caractéristique psychologique, partagée par tous les individus. Changer – c’est-à-dire se remettre en cause - n’est en soi ni naturel ni agréable. Freud met en évidence que seule une souffrance psychique aigue peut convaincre un individu de faire face à ses conflits intérieurs, d’entrer à l’écoute des manifestations de son inconscient, pour lutter contre ce que le refoulement de ses désirs peut créer de désordres psychiques. A l’instar de la transformation d’une organisation, le travail thérapeutique naît de la conscience d’une menace pour la santé et vise à y faire face. Il prend la forme d’un parcours plus ou moins long selon la profondeur d’investigation, et s’achève lorsque les progrès apparaissent comme satisfaisants. De même que la médecine a pour vocation de réparer les blessures ou les dysfonctionnements de l’organisme, la psychologie répare les traumatismes ou les dysfonctionnements psychiques.
Qu’il s’agisse de transformation des organisations ou de transformation personnelle, la cause donc semble entendue.
Le courant de la psychologie positive, né à la fin du 20ème siècle, dénonce et rompt avec cette approche trop exclusivement défensive et réparatrice. Si la psychologie peut soigner, elle peut aussi développer. Le parcours de transformation personnelle ne vise pas à seulement à réparer, mais tout autant à épanouir. Le levier de la transformation dès lors n’est pas la menace, mais le désir. Cette approche, déjà contenue dans la théorie de la motivation de Maslow, est doublement stimulante. Elle permet de faire l’économie de la peur dans le déclenchement du processus de transformation. Elle ne vise pas seulement à obtenir un changement, mais à augmenter le potentiel individuel.
L’intelligence artificielle et l’ensemble des technologies de rupture en émergence (NBIC) étendent aujourd’hui cette promesse à la médecine. Le transhumanisme a ainsi pour projet d’augmenter considérablement les possibilités humaines à l’appui d’une médecine dont la vocation ne sera plus désormais seulement de réparer, mais aussi de développer. Et si ce courant prend la forme d’une quasi-idéologie parfois contestable, force est de constater que l’humanité bénéficiera dans les prochaines années de progrès considérables et bienvenus dans le domaine de la santé et de la connaissance.
Notre conviction est que cette approche positive de la transformation peut et doit désormais s’appliquer pleinement aux organisations.
Nous sommes tous deux anciens DRH au sein de grands groupes ayant eu à conduire des transformations successives de grande ampleur, dans des contextes difficiles, souvent en tension. Nous avons partagé notre expérience avec celle d’autres entreprises et d’autres dirigeants. Nous avons observé l’impact des grandes ruptures sur le fonctionnement des organisations. Nous avons pris conscience que l’accélération de l’innovation et l’intensité de la compétition imposaient des évolutions et des progrès continus. Nous nous sommes rendus compte que les entreprises ne devaient pas seulement se transformer, elles devaient aussi transformer la façon de se transformer. Et nous sommes convaincus, donc, que cette nouvelle façon de transformer devait être résolument positive.
Quatre grandes raisons nous conduisent à cette voie.
La peur ne suffit pas. La menace peut constituer une raison d’agir mais elle ne fournit pas le sens du changement.
Après plusieurs décennies de crise et de restructurations dans tous les domaines, l’usage de la menace s’est en outre malheureusement banalisé. A force de crier sans cesse au loup, le dirigeant a perdu de sa capacité d’alerte et de conviction. Et dans le cas même où la menace est comprise et mobilisatrice, elle ne suffit pas à entraîner le corps social dans un mouvement durable de transformation.
La Poste n’aurait pu engager de transformation s’il elle n’avait pas partagé un diagnostic lucide sur les menaces portant sur le courrier, victime d’une dématérialisation rapide, et sur les services financiers, voués à l’extinction faute d’un statut bancaire permettant de distribuer des prêts. Mais la transformation n’aurait pas pu être conduite et menée à bien aboutir si elle n’avait pas été portée par un sens profond, ancré dans l’histoire et les valeurs de l’organisation. Le maintien d’une relation de confiance entre les postiers, les consommateurs et les clients, et les pouvoirs publics, à tous les niveaux. Un sens garanti par une présence territoriale et un modèle social de qualité.
Les salariés n’ont pas seulement besoin d’être convaincus de la nécessité d’un changement. Ils doivent avoir aussi envie de construire un avenir qui ait du sens pour l’organisation et pour eux-mêmes. Le désir est dans la durée un levier plus puissant que la peur.
Dans le contexte d’une transformation permanente, l’enjeu n’est plus de répondre à une menace. Il est de changer continuellement pour innover et créer de la valeur plus fortement et plus rapidement.
La transformation n’est pas seulement défensive et adaptative. Elle est profondément offensive et développante. La performance de la relation client, la capacité à innover repose sur l’engagement individuel et collectif des salariés.
La transformation a dans ce contexte une double fonction. Elle est d’une part l’objet de l’engagement des salariés. Elle est d’autre part le levier de leur développement. La transformation n’a pas seulement pour objectif d’obtenir un résultat ou progrès. Elle a aussi pour rôle de développer les compétences et aptitudes des salariés, et augmenter leur potentiel d’innovation et d’engagement. La transformation prend alors la forme d’un cycle vertueux. Elle développe les salariés, qui à leur tour développent l’organisation.
Ce qui est vrai pour l’organisation est vrai pour celles et ceux qui y travaillent. La sécurité a longtemps visé à protéger les salariés des effets du changement. Elle consiste aujourd’hui à leur permettre de changer au même rythme que l’organisation.
Longtemps la sécurité a été synonyme de stabilité. Stabilité d’emploi – un CDI ou rien ! – stabilité géographique, stabilité dans le métier. Les entreprises aux statuts les plus protecteurs consacraient cette protection par la promesse de carrières longues, de filières structurées, et de mobilité délimitée et négociée. Mais à l’heure du changement permanent, c’est exactement l’inverse qui est recherché ! Pour moi, salarié, le danger ne vient pas du changement mais de emplois, capacité à changer pour m’y adapter. Pouvoir anticiper les évolutions des activités et des métiers besoins, adapter de façon continue mes compétences parce que mon métier change, ou parce que je veux m’orienter vers des activités en développement.
L’entreprise de demain sur humaniste ou ne sera pas. Car les salariés d’aujourd’hui et de demain ont besoin d’intégrité, et cette intégrité profite à l’entreprise.
Dans un monde où les frontières entre la voie professionnelle et la vie privée s’estompent, les salariés souhaitent pouvoir évoluer dans un environnement de travail à l’écoute de leurs préférences, de leurs aptitudes, de leurs contraintes personnelles. C’est-à-dire en harmonie, en alignement avec ce qu’ils sont ou font projet d’être. L’entreprise elle-même à un intérêt puissant à identifier et valoriser le potentiel entier de chacun de ses collaborateurs. La proximité est une réponse et une contrepartie à l’abolition de la distance par la dématérialisation des échanges. La singularité est une réponse et une contrepartie à la puissance de la vie et de l’intelligence collective. De nouvelles polarités se développent ainsi qui mettent à l’honneur la dimension humaine de l’activité économique et sociale.
Nous voici donc entrés dans l’ère de la transformation positive. Une transformation portée par un sens et pas seulement par une raison d’agir. Une transformation visant à développer et pas seulement à se défendre ou s’adapter. Une transformation qui donne toute sa place à la dimension humaine, dans une organisation vivante.
Levons à ce stade les doutes que cette conviction pourrait susciter. Il y a dans l’approche que nous défendons ni angélisme ni aveuglement.
Bien sûr, l’approche positive de la transformation ne fait pas disparaître les menaces et les ruptures ! Si certains mouvements de transformation positive sont engagés de manière proactive, dans l’objectif principal de créer de la valeur autrement, d’autres restent et resteront provoqués par la nécessité de faire face à des dangers. Mais rien n’empêche dans ces cas-là d’ajouter le sens à la raison d’agir. Combien de plans de transformation échouent à mobiliser, car ils décrivent avec précision les menaces qui les justifient, mais sont incapables de décrire le projet d’avenir que la transformation doit porter ?
La transformation des organisations n’est pas un chemin de roses. Elle est, comme la transformation personnelle, faite d’essais, de tâtonnements, avec autant d’erreurs que de succès. Elle contient des renoncements, parfois des séparations ou des sacrifices. S’engager dans une transformation positive n’empêchera pas une organisation de connaître situations de rupture, de perte et n’éliminera pas le chemin de deuil. Mais ce deuil sera d’autant plus rapide et abouti que « l’après », la ligne d’horizon du changement fourniront un point d’appui et d’aspiration à ce processus de renoncement. Et il va de soi que, comme pour un individu, plus une organisation se renforce jour après jour dans sa capacité à changer, plus elle anticipe et pilote sa transformation et l’inscrit dans sa stratégie au long cours, plus elle évite d’être confrontée à des situations soudaines de rupture subie.
Et enfin, la transformation au long cours « emboîte » au fil de l’eau de nombreux changements qui ont des natures diverses. Si le mouvement de transformation devient aujourd’hui un mouvement continu, appelant à des démarches non-séquentielles, il existera toujours des opérations de changement délimitées dans le temps et dans l’espace – fusions, fermetures de sites, déménagements, implémentations de logiciels ou d’équipements, etc. – ayant un début et une fin, et dont le management continuera à relever de l’approche traditionnelle de la conduite du changement. Ne jetons pas aux orties la panoplie des outils et des pratiques de la gestion du changement. Mais ne nous en satisfaisons pas.
Car à l’inverse, si la transformation positive ne supprime pas la menace, elle n’a plus toujours besoin de la convoquer pour s’engager. Et certainement pas de l’inventer.
La transformation se transforme donc. Elle ressemble de plus en plus à transformation personnelle. Et à une transformation personnelle que serait mue avant tout par le désir de progresser. Un parcours choisi plus que subi, même si son déclenchement a pu se relier à des évènements, à des accidents ou à des opportunités de vie.
Cette ressemblance a quelque chose d’enthousiasmant. Car elle confère à la transformation des organisations une dimension humaine. Et reconnaît aux organisations elles-mêmes les caractéristiques et la nature d’une entité vivante, dont les modes de fonctionnement évoquent désormais davantage l’univers de la biologie que celui de la mécanique.
Le sens de la transformation positive est sans doute là. Faire « grandir » l’organisation, la conduire à un niveau de conscience et de maturité sociale, culturelle et managériale qui la rende pleinement vivante, c’est-à-dire alerte, intelligente collectivement, créative et humaine.
Reste que cette transformation globale, ou « organique » peine à se réaliser. Il existe certes de très belles expériences d’innovation managériale, et des cas d’entreprises exemplaires, dont l’évolution est inspirante. Mais le courant de l’entreprise libérée a fait long feu et l’entreprise, la grande entreprise notamment, ne parvient pas à évoluer au même rythme que son environnement.
L’enjeu,aujourd’hui, est donc aujourd’hui celui du changement d’échelle et de l’accélération de la transformation. Sortir du modèle industriel est possible. Cela suppose de comprendre et d’intégrer la complexité de la transformation du monde, objet de la première partie de cet ouvrage. Cela suppose, dans une approche nécessairement empirique mais aussi très engagé, de mettre en place un « écosystème transformant ». En répartissant les lieux et les modes d’expérimentation. En les reliant entre eux, pour qu’ils se nourrissent mutuellement. En les inspirant par une vision stratégique incluant une représentation d’un fonctionnement collectif transformé. Ce qui est l’objet de la deuxième et la troisième partie du livre. Ce qui suppose enfin de transformer les acteurs à l’œuvre, ce qui est l’objet de la quatrième partie.